27 mai 1915, le sol tremble sur la terre d’Artois, les mortiers de 170 allemands pilonnent les positions françaises…
Entassés dans les abris, les soldats sous le commandement du lieutenant Fahy, attendent l’ordre d’attaquer. Parmi eux, trois inséparables, ils ne se connaissent que depuis quelques mois, mais ont déjà tissé des liens de camaraderie fraternelle comme seules les épreuves des combats peuvent en créer.
Tardier l’Auvergnat a dépassé la quarantaine, un visage rougeaud et un ventre rebondi trahissent ses habitudes de bon vivant, il est le « bon gros » celui qui attire la sympathie, le confident des moments de cafard.
Dauptain le Parisien, forgeron de métier est un colosse taciturne, le genre de gars qui en impose, ses colères sont d’ailleurs redoutées dans la compagnie.
Le troisième des amis, un instituteur niçois nommé Bau, joli garçon à l’allure d’athlète, griffonne continuellement des poèmes d’amour pour sa femme Nina.
Personne ne parle, certains prient, d’autres comme Bau pensent à cette famille qu’ils ne reverront peut-être plus jamais.
Le vacarme s’amplifie, maintenant l’artillerie française censée couvrir l’assaut de l’infanterie se déchaîne à son tour. L’ordre vient d’être donné, Fahy, pistolet au poing, hurle : « Suivez moi ! » et rapidement bondit à découvert suivi de ses troupes galvanisées par un patriotisme renforcé d’une bonne dose de gnôle.
Les mitrailleuses adverses crachent le métal qui se fige, traverse, ou arrache les chairs, fauchant la première vague. Les tirs trop courts des obus de 75 français sèment la mort chez les poilus. L’Auvergnat, horrifié, reçoit une lourde masse contre la poitrine, il bascule sur le dos, ses mains repoussent alors en tremblant une chose hideuse, collante, en partie calcinée : un torse humain.
Les corps déchiquetés, désarticulés, s’amoncellent, la poussière se mêle à la fumée dans une odeur partout présente de cadavres en décomposition. Si l’enfer existe, il est ici. Une centaine de survivants atteint les lignes allemandes, les mitrailleuses et leurs servants sont neutralisés à la grenade et au pistolet. Les assiégés refusant de reculer, des combats au corps à corps s’engagent dans la tranchée.
Des râles, des cris de rage et de douleur fusent de toutes parts.
Tardier sent ses jambes flageoler face à un adversaire au regard froid et décidé, peu agile il ne peut éviter la baïonnette qui le transperce à plusieurs reprises, il s’adosse au mur les mains sur le ventre, glisse jusqu’au sol laissant une longue traînée rouge sur la paroi.
Bau et Dauptain sont aux prises avec cinq Bavarois. Le forgeron, blessé à l’épaule, vend chèrement sa peau, distribuant des coups de pelle souvent mortels. Une balle le touche en plein front, le géant vacille tombant lourdement sur une de ses victimes. Bau se dégage en balançant une grenade et s’engage dans un boyau, mais il doit vite se rendre à l’évidence, les Allemands ont repris possession de leur tranchée.
Le Niçois décide de rejoindre son camp, franchit le parapet et court en zigzaguant, les balles sifflent autour de lui, l’une d’elles lui frôle la joue, terrifié, Bau saute dans une excavation face à un squelette en uniforme, souffle quelques minutes puis reprend sa course folle. Des chevaux de frise renforcés d’un réseau de barbelés lui barrent la route, l’homme se jette à terre et rampe sous le feu des tireurs, essayant de se frayer un chemin entre les ronces d’acier…
L’instituteur garde son calme, il sait que ces fils sont des pièges fatals, d’ailleurs, à vingt mètres de lui un cadavre en est prisonnier telle une mouche dans une toile d’araignée. Heureusement une brèche dans le dispositif lui permet de se dégager, toujours rampant il entre dans le « no man’s land » cette zone entre les tranchées de premières lignes belligérantes. Les tués y sont nombreux, ceux de la journée, des plus anciens restés sans sépultures, mais aussi les déterrés mis au jour par les obus.
Un sifflement sinistre se fait entendre, une grosse marmite* fend l’air, le Niçois se réfugie dans un cratère, la violence de l’explosion et l’énorme gerbe de terre soulevée ne laissent aucun doute, un 250 vient de s’abattre.
Roulé en boule au fond du trou, les mains sur la tête en protection, l’instituteur se sent observé, il se retourne, un officier Prussien blessé à la jambe pointe sur lui le canon d’un luger. Bau lève instinctivement les bras, le blessé transpire de fièvre, sa main tremble, puis il baisse son arme, faisant signe au Français de partir. Le poilu se rapproche et tend sa gourde, l’Allemand boit et remercie d’un signe de tête. Bau remonte en surface, jette un dernier regard à l’homme puis se dirige en rampant vers les siens…
Argonne 6 décembre 1915, Bau et ses camarades manquant de munitions, souffrant de froid et de dysenterie, guettent dans leur retranchement l’assaut imminent de « ceux d’en face ». Le colonel Dulin a ordonné de tenir coûte que coûte, peu importe le prix a-t-il ajouté.
Les Allemands mettent le paquet, leurs « minenwerfer »* font pleuvoir un déluge de charges explosives, détruisant les protections, effondrant les abris. Puis arrive l’offensive déferlante des « stosstruppen »,* leurs grenades trouent les rangs des Français. La tranchée conquise, les Allemands continuent leur progression pour reprendre du terrain, poussant les survivants devant eux.
Dans un coin de la sape adossé à un madrier, Bau tient sa hanche fracassée par un éclat, il sort de sa poche la dernière lettre de Nina, la porte à sa bouche et l’embrasse, une larme roule sur sa joue. Sa vue se trouble, il commence à perdre conscience, des silhouettes se dirigent vers lui, l’une d’elles brandit un gourdin, le Niçois a compris : ce sont les « nettoyeurs de tranchées ».
Nice, 20 décembre 1915, l’adjoint au maire, l’air embarrassé, frappe à la porte d’une petite maison du quartier de Cimiez.
Une jeune femme brune, l’air inquiet, lui ouvre.
L’homme, triturant ses mains nerveusement :
« Bonjour madame Bau… j’ai une terrible nouvelle à vous annoncer. »
* Marmite : Gros obus
* Minenwerfer : Mortier
* Stosstruppen : Troupes d’assaut
Commentaires de l’ancien blog
— jmo33 08/11/2010 12:19
C’est un texte très émouvant qui m’a tordu les tripes et que j’ai prit beaucoup de plaisir à lire… merci beaucoup….
— disc88 30/07/2010 18:26
Salut ami Marc Gino,
je suis toujours autant subjuguée de lire tes récits et celui-ci m’a donné des frissons dans le dos… Bravo et gros bisous à toi
— Nevada 03/07/2010 13:22
Oups : « j’ai aimé lire ce texte », voilà ce que je voulais dire ^^
— Nevada 03/07/2010 13:21
C’est aimé lire ce texte, c’est bien raconté et très réaliste…
— DOMINIX 09/06/2010 14:14
bravo,je pense que je vais passer beaucoup de temps a lire…merci pour ces belles histoires.
— raphafa4301/06/2010 21:44
Une touchante histoire mais terrible… Qui nous rappelle au souvenir de nos anciens….
Que ces quelques mots : récit poignant, magnifiquement écrit, très émouvant.
Merci.
Merci pour ton commentaire Will, je suis heureux que tu aies apprécié mon blog.