Dix ans après notre séparation, nous avions décidé de reformer le groupe des quatre copains pour une sortie de pêche commune.
En ce matin gris de début mars je me gare sur la place de Coulommiers (77) lieu de rendez-vous. Bébert et Dédé sont déjà là, aussitôt après arrive Aldo, nous embarquons tous les trois dans son gros 4X4 .
Vingt minutes plus tard le lourd véhicule s’engage dans un chemin défoncé pour s’immobiliser cinq cent mètres plus loin en bordure d’un champ labouré.
Aujourd’hui n’est pas un jour ordinaire, c’est l’ouverture de la pêche dans l’Aubetin petite rivière de première catégorie. Nous sommes excités comme des puces et rapidement, cannes à la main, nous entrons dans le labour qu’il nous faut traverser pour atteindre le cours d’eau. La terre est collante rendue humide par un mois de février très pluvieux. Nous sommes à la moitié du trajet quand la pluie s’invite dans la partie.
Pas méchante au début, elle se renforce par la suite pour faire place finalement à un déluge. Nous fuyons à toutes jambes nous réfugier dans l’auto. Seul Dédé est encore dans le champ luttant pour récupérer une botte enlisée prisonnière d’une raie de charrue et c’est trempé comme une soupe qu’il regagne le véhicule.
Une heure plus tard il flotte toujours à seaux, le bruit sur le toit est assourdissant. Il est maintenant dix heures du matin, la journée est foutue, le champ par endroits se transforme en étang.
Bébert lance :
« Et si nous cassions la croûte ? »
L’approbation est générale, aussitôt jaillissent des besaces : jambon fumé, poulet froid, rillettes, saucisson et pain de campagne.
Dédé se redresse et crie :
« Ben moi j’ai la tise ! en brandissant quatre bouteilles de vin rouge, c’est du médoc, et du bon poursuit-il.
— Trinquons à l’amitié, propose Aldo.
Les verres sont remplis et s’entrechoquent dans la bonne humeur.
— Vous souvenez-vous de la grosse truite de la cascade ? demande Dédé.
— Bébert, la mine radieuse : comment oublier une si belle bête !
— Je me souviens surtout de la magnifique fario que Dédé m’a piquée sous le nez à côté du vieux pont, dis-je.
— Il y a prescription Gino ! répond Dédé en se marrant. »
Nos couteaux de poche taillent de larges parts dans les victuailles qui circulent de main en main. La première bouteille vide de toute substance gît sur le plancher. Aldo entonne « Les filles de Camaret », nous reprenons en cœur avec lui …
Bébert avec un petit sourire ironique :
« Dis Gino , si nous parlions de la traque du brochet dans l’étang de Marie… un beau brin de fille, n’est-ce pas !
— Je rétorque : « Sans commentaires » ! en remplissant le verre qu’il me tend ». Sentant le vin faire ses premiers effets, je demande si quelqu’un a de l’eau minérale, ce qui me vaut aussi sec les moqueries des autres, prétextant que de l’eau… il en tombe assez comme ça.
Un bruit de verre se fait entendre, la deuxième boutanche vient de rejoindre sa sœur sur le plancher. Nous festoyons tels les seigneurs du moyen âge, nos estomacs gavés de cochonnailles sont bien calés.
: « J’offre la tournée générale ! » annonce Aldo qui vient de faire sauter le troisième bouchon . Nos trois verres recueillent le jus de la treille, la couleur du breuvage et le bruit de remplissage sont un régal pour nos sens …
Une horrible odeur de putois en décomposition envahit l’habitacle, rapidement les portes sont ouvertes et nous respirons l’air extérieur à pleins poumons… seul Bébert n’a pas bougé et semble confus en remettant les bottes qu’il venait de quitter.
De tartarinades en histoires salaces, ponctuées par les sempiternelles chansons paillardes, le temps passe et la troisième bordeaux trépasse.
J’ai dû trop écluser car ma vue se trouble et c’est un Aldo dédoublé que je vois se saisir du tire-bouchon en s’emparant de la toute dernière bouteille.
Sentant la sécurité du retour compromise, j’implore mon épouse par téléphone de venir récupérer quatre pêcheurs avinés.
Dédé me fixe alors du regard tristement, puis baissant la tête confesse :
« Tu as de la chance d’avoir encore une femme, la mienne m’a plaqué l’année dernière.
Une grosse larme coule sur la joue de mon pote, je lui tape affectueusement sur l’épaule :
— Allez, arrête Dédé… et passe-moi l’médoc. »