Racines

Au dessus, vous pouvez, si vous le désirez, écouter de la musique en parcourant cette nouvelle

C’était un de ces matins où l’on se sent léger, un peu comme sur un nuage. De nuages d’ailleurs le ciel en était dépourvu ce dimanche jour de randonnée pédestre. Le soleil, lui, pointait à l’horizon laissant présager une belle journée.

Je franchis la grille de ma maison le chien Titus collé à mes bottes. Nous nous engageâmes sur le chemin nommé Parroches, la toponymie lui attribuait deux mille ans d’existence, caligae, galoches, bottes prussiennes, puis allemandes l’avaient foulé avant moi.

Dix minutes plus tard nous longions la ferme des « tuileaux ». Emile Gobert en était le propriétaire, alcoolique notoire, son visage ressemblait à une carte dont les rivières et les routes seraient représentées par des vaisseaux sanguins. L’appendice boursouflé et épaté qui lui faisait office de nez surplombait une moustache hirsute.

Cet adepte de Bacchus avait le « vin mauvais », sa pauvre femme en faisait régulièrement les frais, dans ses pires beuveries il la frappait à coups de pied. Justement, il était assis devant son portail sirotant une bière. Le fermier m’adressa un sourire qui découvrit une bouche édentée dotée de noirs chicots, je répondis sèchement d’un petit signe de la main sans m’arrêter. Il me cria :

« Pourquoi tu ne viens jamais chez moi pour parler du temps d’avant ? »

Je le laissai à ses interrogations continuant impassiblement ma marche.

Pourtant ses terres étaient riches en histoire et j’étais certain qu’elles me livreraient des renseignements me permettant de noircir quelques pages de plus sur le grand livre du passé de mon village, tant pis, mais je ne voulais rien avoir à faire avec ce sale type.

J’étais un enfant du pays, un des rares dont les quatre grands-parents dormaient derrière les vieux murs de pierres du cimetière communal. Ce statut me conférait toutes les permissions et bénédictions dans ma quête de l’ancien temps. Ici, les gens de la terre quand ils n’étaient pas de ma famille étaient mes amis.

Un homme à vélo se rapprochait, Titus joyeusement courut à sa rencontre, c’était mon ami le châtelain, la soixantaine, visage osseux, une allure altière et toujours très élégant. Nous nous saluâmes chaleureusement, il était d’une autre époque, bien élevé et courtois, sa bigoterie n’avait d’égal que mon athéisme, ce qui ne nous empêchait pas de nous apprécier mutuellement.

Je prenais vraiment plaisir à dialoguer avec ce noble très érudit. Souvent il s’enquerrait de mes recherches, allant jusqu’à me fournir des documents sur le culte protestant dans ma paroisse au dix-septième siècle.

Je me séparai de lui et continuai ma promenade, le soleil bien présent maintenant me donnait des ailes.

Titus partit à la poursuite d’un lapin de garenne, rapidement tous deux s’engouffrèrent dans le Bois Rond, une motte féodale entourée d’arbres. Les fossés âgés de mille ans étaient encore impressionnants, trois mètres de profondeur pour six de large. Les pierres de construction furent pillées au cours des siècles, ça et là demeuraient les gros blocs trop lourds à emporter. Je récupérai mon chien collé à un terrier, nous prîmes la direction de la forêt cinq cents mètres plus loin.

Bientôt nous fûmes sous les grands arbres, lors de la dernière guerre de féroces combats de chars y opposèrent Allemands et Américains. Des affrontements à la mitrailleuse lourde se déroulèrent dans les allées du bois, à certains endroits j’avais découvert plusieurs centaines de douilles.

Nous traversions maintenant les champs de mon beau-frère, de nombreux éclats de silex parsemaient le sol, ainsi que des pierres polies malheureusement brisées par les engins agricoles. Une compagnie de perdreaux s’envola bruyamment dès notre approche, pour se poser à une centaine de mètres au nord. La terre, « amoureuse », collait aux chaussures et c’est avec un kilo de plus par pied que j’atteignis le grand chêne « Valois ».

De là nous récupérâmes la sente du petit étang. Une odeur de peupliers fraîchement coupés me pénétra, cette fragrance libéra des souvenirs enfouis dans ma mémoire et telle une machine à remonter le temps, un film se déroulait sous mes yeux… : « Le petit garçon blond que j’étais pêchait dans la rivière, un peu plus loin, dans la clairière, mon père fendait du bois, chaque coup de merlin ressortant la belle musculature de ses bras. »

Je repris ma balade, l’esprit libre, en direction de la tour médiévale en ruine surplombant la colline, dans le lointain, au clocher, onze coups sonnèrent : voila bientôt quatre heures que nous marchions. Nous fîmes une halte au niveau de la grosse pierre en forme de tortue. Je mis un genou à terre pour caresser mon chien qui se blottit aussitôt contre moi, tout semblait s’être arrêté autour de nous, laissant planer un sentiment d’éternité.

Commentaires de l’ancien blog

Alban 26/10/2019 12:29

Je viens de découvrir votre blog et ses belles écritures.

Merci pour ces bons moments de lecture

Jean-Michel 23/03/2016 21:14

Beau récit

Un type capable de ressentir et d’exprimer des choses pareilles ne peut pas être véritablement athée.

olivier 10/03/2016 19:48

J’ai pris plaisir a lire cette belle petite histoire simple et humaine

merci

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