En mémoire de mon oncle Jean-Louis.
Deux heures du matin, un vent glacial de janvier souffle sur Paris.
En hurlant plusieurs skinheads remontent la rue Lepic donnant du pied dans une canette de bière. Leur projectile termine sa course contre un homme endormi dans un sac de couchage au milieu de déchets et de bouteilles vides.
Les « crânes rasés » l’entourent, l’insultent en le frappant de leurs chaussures ferrées, celui qui semble être leur chef urine alors sur le visage du sans-logis. Satisfaits d’eux, ils repartent reprenant leur jeu.
Le calme est maintenant revenu, seuls les sanglots de la victime s’échappent par saccades tandis qu’un tremblement nerveux parcourt son corps endolori. À demi conscient, Clément Guérard songe à sa vie d’avant, celle où il était le chef de production d’une importante société dont les employés, par respect, l’appelaient « monsieur Clément ».
Il louait à l’époque un superbe appartement de 150 m² rue Monge dans le 5e arrondissement. Son épouse était du genre plutôt bien faite, elle le savait et en jouait. Elle n’avait jamais voulu avoir d’enfants, prétextant que les grossesses déformaient les femmes.
Madame Guérard ne travaillait pas mais dépensait sans compter grâce au gros salaire de son mari.
Un jour, comme ça, il reçut une lettre : il était « remercié » comme on dit et en plus pour éviter de lui verser une indemnité conséquente on lui collait une faute grave sur le dos.
Il se disait que c‘était impossible, certainement une erreur, l’entreprise ne pouvait pas se passer de lui et tirer un trait aussi facilement sur vingt ans de sa vie.
Bien non, ce n’était pas une erreur mais simplement les actionnaires qui en voulaient plus, toujours plus, et encore plus de fric et ils s’en foutaient royalement de monsieur Clément ces gens là.
Jamais il n’aurait imaginé cela, cette société était pour Guérard comme une famille, quelle ingratitude pensait-il.
Finalement, reprenant courage et certain de ses capacités Clément Guérard s’était lancé dans la bataille pour retrouver un emploi. Pendant des mois et des mois sans relâche il s’était démené, mais rien, jamais rien… et toujours les mêmes réponses : trop qualifié ou trop âgé ou bien les deux à la fois. « Pourquoi vouloir faire travailler les personnes au delà de soixante ans si à quarante huit on était déjà trop vieux, se lamentait Guérard. »
Puis les fins de mois devinrent difficiles, le couple se déchira, l’épouse ne supportait plus de se serrer la ceinture. A la fin, le foin manquant au râtelier, la belle pouliche changea d’écurie, en l’occurrence pour la luxueuse résidence d’un joaillier de leurs fréquentations.
Ce fut la descente aux enfers de Clément, tout s’écroulait autour de lui, après son emploi perdu, sa femme dont il était si fier l’abandonnait.
Bientôt les loyers ne furent plus honorés et le propriétaire avec qui il entretenait pourtant des relations amicales le fit expulser. Forcément l’argent prime sur tout et puis le proprio se moquait au moins autant que les actionnaires des soucis de monsieur Clément.
Sans un sou, sa valise à la main, Guérard erra dans la ville s’éloignant le plus possible de son quartier.
Ses premières nuits dans la rue furent horribles, ensuite il s’habitua. C’est vrai que l’on finit par s’habituer à tout, sinon on se fout en l’air. Au suicide il y songeait souvent monsieur Clément. Se balancer dans la seine ou sous le métro il y avait bien pensé. Mais il gardait une petite lueur d’espoir au fond de lui, elle n’était pas bien grande cette flamme, toute petite même, il n’aurait pas fallu grand-chose pour l’éteindre… mais elle était toujours là.
Monsieur Clément, lui qui dans sa vie dorée ne donnait jamais la moindre monnaie aux mendiants, dut apprendre à tendre la main pour survivre et se payer les quatre à cinq bouteilles de vin qu’il ingérait maintenant quotidiennement.
Jamais il ne se mélangeait aux autres sans-abri, la loi du plus fort régnait, les bagarres étaient fréquentes et monsieur Clément n’avait jamais appris à se battre. Il fuyait aussi les centres d’hébergement de nuit où on lui avait volé ses chaussures et refilé des puces.
L’amour n’était qu’un vague souvenir pour lui, au début il se faisait plaisir en solitaire en pensant aux bons moments avec sa femme. Une fois même il avait eu un rapport sexuel avec « Princesse » une clocharde édentée au nez piqué par l’alcool et à la chevelure grasse. Il avait d’ailleurs gardé quelques temps, en souvenir d’elle, une colonie de morpions. Maintenant c’était terminé il n’avait plus ni envie ni érection.
De toute façon à part boire il n’avait plus aucun plaisir, le gros rouge c’est un peu le prozac et la cocaïne des pauvres.
Demain, il cherchera un endroit où se laver et faire ses besoins. Puis, comme tous les jours, il marchera dans les rues sans but, faisant semblant d’être quelqu’un qui se rend quelque part, quelqu’un qui travaille avec un toit et une personne pour l’attendre le soir… d’être simplement « quelqu’un » finalement.
Ensuite il verra, il verra bien monsieur Clément…
Commentaires de l’ancien blog
C’est vraiment prenant comme texte…une triste réalité
— raphafa4327/10/2015 10:41Répondre
salut, tu as toujours une belle plume j’adore !
Il y a tellement trop de Monsieur Clément !!!
— serialhunger 07/06/2013 21:24
Triste monde… ouvrons les yeux et agissons pour que cela n’existe plus jamais!
— Adrien 19/01/2012 21:28
Je ne suis pourtant pas friand de ce type de texte, mais il faut bien avouer que l’on est vite captivé par l’histoire de Mr Clément. Trés agréable à lire… BRAVO !
— mamad20/10/2011 19:38Répondre
comme koi tout à un début et une fin, et c’est une fin vraiment malheureuse pour ce pauvre mister Clément.
Histoire vraie ou fiction, en tout cas c pas mal marco!!!!!!!!!
bravo
— Detection-84 25/05/2011 16:30
Je dois bien dire qu’il n’y a qu’ici ou la lecture me touche à ce point, surtout sur des sujets comme celui-là. C’est vraiment un don que tu as de pouvoir retranscrire la réalité et ses sentiments aussi parfaitement. Bravo Gino.
— asphodene 31/03/2011 11:48
Si bien préparé à la société de consommation, nos repères sont perdus et nos attaches à la terre rompues.Il suffirait de presque rien une main tendue ou un regard plein de lumière. Poete Marco
— libellule 18/02/2011 18:40
Pauvre mr Clément, si peu préparé à passer de la lumière à l’ombre, sa vie faite de bonheurs illusoires s’est effondrée comme une maison mal bâtie.
Il est devenu le « dernier des hommes », un pauvre bougre que personne ne voit plus!!
Superbe récit en forme de témoignage, Marco, il interpelle chacun de nous dans son rapport avec la misère et l’exclusion qui nous font si peur qu’elles nous rendent trop souvent aveugles et sourds.